L’impact des activités humaines est tel que l’état de notre planète se retrouve désormais à être hors de « l’espace opérationnel sûr » pour l’humanité. Pire encore, il ne semble y avoir aucun ralentissement…
C’est ce que révèle une récente étude de l’équipe de scientifiques du « Centre de la résilience » de l’Université de Stockholm parue dans le Science Advances. « La Terre au-delà de six des neuf limites planétaires » est la 3e publication du groupe sur le sujet depuis 2009 et la première à présenter une analyse complète des 9 limites.
Tout d’abord, j’aimerais débuter par rassurer les écoanxieux: le titre est quelque peu sensationnaliste. Ce n’est pas parce 6 des 9 limites planétaires sont dépassées que tout va s’effondrer aujourd’hui ou demain matin. Les chercheurs comparent plutôt le phénomène à un problème de santé : « nous pouvons considérer la Terre comme un corps humain et les limites planétaires comme la pression artérielle. Au-dessus de 120/80 n’indique pas une certaine crise cardiaque mais cela augmente le risque et, par conséquent, nous travaillons à réduire la tension artérielle ».
Les résultats de l’étude n’en demeurent pas pour le moins inquiétant, si bien que je trouve important de vous résumer l’essentiel de celle-ci à travers cet article.
Quelles sont les 9 limites identifiées par les chercheurs?
Intégrité de la biosphère : évalue la biodiversité génétique des espèces ainsi que leurs fonctions pour réguler la planète
Changement climatique : évalue la concentration de gaz à effet de serre de l’atmosphère ainsi que l’évolution du forçage radiatif (la différence entre la quantité d’énergie que la planète capte du soleil et qui ressort de la planète).
Nouvelles molécules chimiques : évalue la quantité de substances créées par l’homme et qui n’existaient pas avant nos avancés technologiques (pensons au plastique, aux déchets nucléaires, à certains pesticides, etc.).
Épuisement de l’ozone stratosphérique : évalue la constitution de la couche d’ozone, cette fine couche dans la stratosphère qui nous protège de plusieurs éléments, dont les rayons UV du soleil.
Eau douce : évalue la disponibilité de l’eau douce en surface et sous-terraine (bleue), de même que l’eau dans le sol, disponible pour les plantes (verte).
Chargement atmosphérique d’aérosol : évalue la différence entre la quantité d’aérosol dans l’atmosphère (pensons aux particules fines émises dans l’atmosphère suite à des feux de forêt par exemple).
Acidification des océans : évalue la quantité d’ions carbonate dans les océans. C’est sous cette forme (joint à des minéraux, comme le calcium) que le surplus de gaz à effet de serre se retrouve dans les océans et change le Ph…
Déforestation : évalue l’état de l’étendue des principales forêts dans le monde, tropicale, tempérée et boréale.
Les flux biogéochimiques : évalue la perturbation du cycle des éléments, en particulier le phosphore et l’azote (l’agriculture et l’industrie ont un fort effet sur ceux-ci)
Résumé des résultats
L’ensemble des résultats se retrouvent résumés à travers ces figures :
Traduction libre de l’infographie réalisée par Azote for Stockholm Resilience Centre
Toutes les données de l’étude sont résumées et vulgarisées à travers ce tableau :
Élément d’analyse | Limite planétaire | Valeur avant la période industrielle | Valeur actuelle | |
Intégrité de la biosphère | Taux d’extinction des espèces
(E / MEA, soit le nombre d’extinction par millions d’espèces par année) |
< 10 E / MEA | 1 E / MEA | > 100 E / MEA
« Sur environ 8 millions d’espèces végétales et animales, environ 1 million sont menacées d’extinction et plus de 10 % de la diversité génétique a probablement déjà été perdu au cours des 150 dernières années ». |
Énergie disponible aux écosystèmes (intégrité fonctionnelle)
(% AHPPN, soit l’appropriation humaine de la production primaire net) |
< 10 %
(10 % de la production des plantes pour l’homme, 90 % pour la planète) |
1,9 % | 30 %
« Cette limite a été transgressée à la fin du XIXe siècle, à une époque d’accélération considérable de l’utilisation des terres à l’échelle mondiale avec de forts impacts sur les espèces » |
|
Changement climatique | Concentration atmosphérique des gaz à effet de serre
(ppm CO2) |
350 ppm CO2 | 280 ppm CO2 | 417 ppm CO2
« La limite de 350 ppm entraînerait un niveau de réchauffement climatique anthropique inférieur à l’objectif convenu de 1,5°C dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat ». |
Forçage radiatif
(W m−2) |
+ 1 W/m2 | 0 W/m2 | + 2,91 W/m2 | |
Nouvelles molécules chimiques | Pourcentage des
produits chimiques synthétiques rejetés dans environnement sans tests de sécurité adéquats |
0 | 0 | Inconnu, mais clairement dépassé
« Les résultats sont incomplets, mais considérant que pour les produits chimiques actuellement enregistrés dans le règlement européen sur les restrictions relatives aux produits chimiques (un petit sous-ensemble de l’univers chimique), environ 80 % de ces produits chimiques étaient utilisés depuis au moins 10 ans sans avoir encore fait l’objet d’une évaluation de sécurité. |
Épuisement de l’ozone stratosphérique | Concentration stratosphérique d’ozone
(Unités Dobson – DU) |
276 DU
Soit une réduction de moins de 5 % par rapport aux niveaux préindustriels |
290 DU | 284 DU
« Suite à la ratification du Protocole de Montréal en 1987, l’ampleur de l’appauvrissement de la couche d’ozone s’est légèrement rétablie. La limite est présentement dépassée localement dans les hautes latitudes de l’Antarctique et du sud seulement au printemps austral (3 mois) » |
Eau douce | Perturbation humaine de l’eau douce de surface et sous-terraine (eau bleue)
(% de déviation par rapport à l’ère préindustrielle) |
10,2 % | 9,4 % | 18,2 % |
Perturbation humaine de l’eau disponible aux plantes (eau verte)
(% de déviation par rapport à l’ère préindustrielle) |
11,1 % | 15,8 % | ||
Chargement atmosphérique d’aérosol | Profondeur optique des aérosols
(POA) |
0,1 POA | 0,03 POA | 0,076 POA |
Acidification des océans | La quantité d’ions carbonate dans les océans
(Ωarag, soit la saturation moyenne des océans d’aragonite (CaCO3)) |
≥ 80% de la valeur préindustrielle, soit 2,75 Ωarag | 3,44 Ωarag | 2,8 Ωarag
Cette valeur représente 81 % de la valeur préindustrielle et chevauche donc la limite de l’espace opérationnel sûr. Les chercheurs pensent que ce n’est une question de temps avant que cette limite soit elle aussi franchise : « la tendance s’aggrave à mesure que les émissions anthropiques de CO2 continuent d’augmenter ». |
Déforestation | Surfaces forestières
(Pourcentage des forêts restantes) |
75 % Globalement
85 % tropicale 50 % tempérée 85 % boréale |
100 % | 60 % Globalement
Les auteurs notent que « pour la majorité des régions, la quantité de déforestation ont augmenté depuis leur 2e étude de 2015 ». |
Les flux biogéochimiques | Débit global de phosphore des systèmes d’eau douce vers l’océan
(Tg (1 000 000 000 000g) de phosphore / an) |
11 Tg de phosphore / an | 0 Tg de phosphore / an | 22.6 Tg de phosphore / an |
Fixation industrielle d’azote
(Tg (1 000 000 000 000g) de phosphore / an) |
62 Tg d’azote / an | 0 Tg d’azote / an | 190 Tg d’azote / an
Les auteurs notent que « ces deux éléments constituent des éléments fondamentalement constitutifs de la vie, et leurs cycles mondiaux ont été nettement modifiés par l’agriculture et l’industrie ». |
Ne pas oublier l’interaction entre les limites
Bien que les chercheurs aient délimité les limites planétaires en 9 morceaux pour faciliter la collecte de données et leur présentation, il ne faut pas oublier le dynamisme des systèmes de la terre. Ils sont tous inter reliés et la sauvegarde ou la destruction d’un seul système peut venir changer la donne de manière substantielle!
Dans l’étude, une simulation de l’interaction entre deux des neuf limites, soit le réchauffement climatique et la déforestation, est présentée et les résultats sont pour le moins surprenants!
Concentration CO2
(ppm CO2) |
Déforestation
(% de forêt tropicale, tempérée et boréale préservée) |
Réchauffement climatique en 2100
(° C) |
Bilan carbone à long terme
(Gt de carbone émis en 2770) |
|
Scénario 1
(1988, année où les paramètres ont quitté la zone « d’espace opérationnel sûr ») |
350 ppm CO2 | 85 %/50 %/85 % | + 1,1 ° C | + 68 Gt |
Scénario 2 | 450 ppm CO2 | 85 %/50%/85 % | + 2 ° C | – 145 Gt |
Scénario 3 | 450 ppm CO2 | 60 %/30 %/60 % | + 2,1 ° C | + 78 Gt |
Scénario 4 | 550 ppm CO2 | 60 %/30 %/60 % | + 2,8 ° C | + 15 Gt |
Scénario 5 | 550 ppm CO2 | 40 %/20%/40 % | + 2,9 ° C | + 132 Gt |
Beaucoup de données, mais ce qu’il faut retenir, c’est l’importance des forêts pour gérer le carbone que les activités humaines libèrent dans l’atmosphère. Notons les scénarios 2 et 3, où la simple différence entre le respect de la limite planétaire fait en sorte que les forêts sont capables d’absorber plus de carbone que d’en émettre grâce à leur faible dégradation.
On fait quoi pour s’en sortir?
C’est bien beau de savoir que les choses ne vont pas bien, encore faudrait-il savoir sur quoi agir pour que l’humanité s’en sorte indemne, n’est-ce pas?
La question dépasse largement le spectre du présent article, mais vous retrouverez des éléments de réponse dans mon précédent article « Les petits gestes ne suffisent plus ». On y découvre que la couverture des besoins de base au Québec (logement, alimentation, transport, etc.) dépasse du double les seuils écologiques proposés dans la littérature scientifique, des résultats peu surprenants considérant les données vu plus haut…
Bref, la présente période est historique : notre intelligence et nos avancées technologiques nous ont permis d’atteindre un niveau de vie jamais connu auparavant dans l’histoire. Malheureusement, cette courte prospérité semble se faire au détriment de la richesse naturelle de la planète, tellement qu’elle ne serait plus un « espace opérationnel sûr » pour l’humanité. Ça fait des décennies que les écologistes tentent de passer le message qu’on fonce tout droit dans le mur, voyons si cette manchette inquiétante fera un peu plus réagir. Il n’est pas trop tard, on n’a qu’à se fier aux résultats de l’interaction entre les forêts en bon état et le réchauffement climatique! Des choix devront néanmoins être faits et la seule solution pour moi peut se décrire en un seul mot : décroissance. Il s’agit de voir si, en tant qu’espèce, on est assez intelligent pour décroitre de manière volontaire en diminuer notre empreinte collective, en protégeant le vivant et en évoluant en harmonie avec la nature. Ou si, au contraire, le dépassement continu des limites planétaires va nous forcer à la décroissance involontaire.
Pour ne pas trop vous décourager, voici deux autres articles parus dans Vitalité Québec pour continuer votre réflexion sur le sujet, on y retrouve beaucoup de pistes de solution :
Référence :
Richardson, J., Steffen W., Lucht, W., Bendtsen, J., Cornell, S.E., et.al. 2023. Earth beyond six of nine Planetary Boundaries. Science Advances, 9, 37.
Gabriel Parent-Leblanc est biologiste et détenteur d’une maîtrise en gestion de l’environnement. Une de ses spécialités est la vulgarisation scientifique, plus particulièrement dans le domaine de l’environnement et de l’écologie.
C’est sa passion pour la protection de l’environnement et l’écriture qui le pousse à lancer le blogue Écoactualité en 2010. Le site contient une partie des articles qu’il a écrit pour le magazine Vitalité Québec à travers les années, ainsi que de nombreux autres articles exclusifs!
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